La
médiatisation de la guerre du Golfe
A
la fin de la guerre du Golfe, Jean-Luc Mano
(journaliste à TF1) déclara
:"La pression de l'antenne était telle
que nous n'avions plus le temps d'aller aux
sources de l'information. La logique aurait
voulu que l'on prenne le temps de réfléchir
et que l'on aille chercher la confirmation de
ce que l'on disait, mais nous avons tous été
pris dans le tourbillon de ces premiers directs."
En voulant abolir le temps, en voulant être
partout à la fois, les journalistes n'ont pas
respecté l'information qui demande des délais
pour être vérifiée et présentée. Alors que pendant
plus de deux siècles, le maître mot du journalisme
fut indépendance, celui de cette fin
de siècle est rapidité.
Et l'attrait du direct est tel...

Flash
spécial sur TF1
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Jingle
spécial sur Antenne 2
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Relayée
par tous les médias du monde, et en particulier
par la chaîne de télévision américaine CNN, la seconde guerre du Golfe marque une transformation
dans le traitement des conflits par les médias.
Les exemples de "débordements médiatiques"
sont nombreux. Ainsi, lors d'une émission
du Droit de savoir sur TF1, Patrick Poivre d'Arvor a interviewé un homme
se faisant passer pour un garde du corps de
Saddam Hussein ; La Cinq a dû se contenter d'interviewer le cuistot de la
Maison Blanche à défaut de George
Bush, histoire de meubler ; Antenne 2 a annoncé lors d'un flash spécial la fin
de la guerre du Golfe... avec 15 jours d'avance
! Outre CNN qui diffusait des flash spéciaux tous
les quarts d'heure durant la totalité du conflit,
TF1, après avoir tourné une interview exclusive de Saddam
Hussein, a, elle, consacré 36 heures de direct
intégral au conflit, avec des envoyés spéciaux,
en duplex depuis Riyad, Bagdad, Londres, Moscou
ou Washington, qui n'étaient pas toujours aussi
bien informés qu'ils nous le laissaient croire.
D'ailleurs, TF1 détient toujours le record mondial
du nombre de multiplex : 76 liaisons simultanées
lors du journal de 20h de PPDA, le 22 février
1991, lors des préparatifs de l'offensive
terrestre.
Avec plus de 12,8 millions de téléspectateurs,
ce journal ne fut pourtant pas le plus regardé
de l'année. Plus de 13,3 millions de téléspectateurs
ont suivi le 20h de TF1 juste avant le déclenchement
du conflit (16 janvier 1991) et jusqu'à
13,6 millions le 28 janvier 1991 pour écouter
la première interview de Saddam Hussein
pendant la guerre. Et ce malgré la concurrence
acharnée des journaux de 20h d'Antenne 2 et de La Cinq. Malgré le ras-le-bol ambiant
et les critiques à son égard,
la télévision française
a réussi à attirer un million
de télespectateurs supplémentaires
pour le seul mois de janvier 1991. Rapidement,
une seule télé, ce n'était
plus suffisant : Locatel a équipé d'urgence les
bureaux des directions générales
des grandes sociétés et les particuliers,
ce qui représente 10% de location de
téléviseurs en plus pour le seul
mois de janvier 1991. Alors que les techniciens
campaient dans les rédactions pendant
des semaines, jamais les audiences n'ont été
aussi fortes. Les interminables "Spécial
Golfe" sur La Cinq de Guillaume Durand atteignaient jusqu'à
20% de parts de marché (record historique
de la chaîne). Sur Antenne 2, Henri Sannier regrette d'avoir ouvert,
une seule fois en 2 mois, son journal de 20h
sur un autre sujet que le Golfe, faisant chuter
l'audience de la chaîne publique.

Flash
spécial sur Antenne 2
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Flash
spécial sur FR3
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Sur
le Minitel, le 3615
Infos
a dû faire face à autant de connexions
en un mois de guerre
que durant toute l'année précédente.
Les grandes radios françaises n’étaient
pas en reste. A France
Info, où l'information est diffusée 24h/24,
le patron donnait l'exemple en dormant dans
son bureau pour rester encore plus près de l'actualité.
La moindre information venant des Telex suffisait
à faire une édition spéciale.
Ce qui a permis à cette radio de doubler
son audience lors des premiers jours de guerre...
Quant à Europe
1, elle
est parvenue à se rapprocher comme jamais
de sa concurrente
RTL. Et à France
Inter
ou RMC, les journalistes se relayaient au
micro jour et nuit pour raconter la guerre en
direct. Du côté du géant
japonais Sony, on annonçait une hausse de
40% des ventes de transistors en France, et
une hausse de 250% des ventes de transistors
ondes courtes !
La presse écrite battait elle aussi
des records. Les ventes du leader de la presse
hebdomadaire Paris Match passaient de 850.000 début
janvier 1991 à 915.000 exemplaires fin
janvier. Le Point, seul hebdomadaire à
paraître le vendredi, qui a donc pu éditer
un numéro 24 heures après le déclenchement
de la guerre, a exceptionnellement vendu plus
de 40.200 exemplaires de son numéro "La
guerre jusqu'où?" à
Paris. Un record. Le quotidien Libération, qui vendaient habituellement
190.000 exemplaires par jour, a vendu 550.000
journaux lors du déclenchement du conflit
! Soit une hausse de 25% des ventes entre janvier
1990 et janvier 1991. Le Monde a vu ses ventes progresser de
14% et L'Humanité
de 10%. Face à ce phénomène
de hausse des ventes, Le Figaro et France Soir décidaient de publier
des numéros exceptionnels le dimanche,
habituellement chômé. Malgré
ces ventes records, la guerre n'était
pas bonne pour les journaux (essentiellement
pour Le Figaro qui a
vu ses ventes baisser de 0,9%), qui voyaient leurs recettes
publicitaires s'effondrer (-15% au Figaro,
-35% à Libération), les sociétés
du tourisme comme Club Med, les entreprises américaines
à l'image de Coca-Cola, les compagnies
aériennes comme Air France, ou encore les compagnies pétrolières,
telle que Total, ayant suspendu toute campagne
publicitaire durant le conflit. Ainsi, L'Express et
Le Nouvel Obs ont perdu 6 à 7 pages
de publicités par numéro pendant
le conflit. A Libération, on évaluait le surcoût
du conflit à 500.000 F (90.000 €)
par semaine, et le surcoût technique à
1,5 million de F (210.000 €) par mois.
A L'Humanité,
une liaison satellite entre Bagdad et Paris
coûtait 40 dollars la minute. Il en va de même
aux USA. Entre le 2 août et le 17 février,
les 3 grands networks américains ont
diffusé 4.383 sujets dans leurs journaux
du soir. Mais la guerre n’est pas un sujet
lucratif tandis que les publicitaires refusent
d’associer leur image au conflit. Le manque
à gagner est estimé à 900.000
dollars pour chaque heure d’information.
Les émissions spéciales ont pris
la place de feuilletons ou d’émissions
de variété accompagnées
habituellement de spots lucratifs. Les bénéfices
trimestriels ont chuté de 45% pour ABC et de 88% pour CBS ! En France, on s'informe...
mais on s'amuse aussi ! Les jeux vidéos
war games se sont tellement bien vendus
que le jour de l'expiration de l'ultimatum de
l'ONU les magasins de jouets étaient
déjà en rupture de stock. Un progression
des ventes de 30% par rapport à janvier
1990. Mais faute de jeu "Guerre du Golfe",
les clients (un tiers d'adolescents, les 2/3
d'hommes de 30 à 40 ans) se ruaient sur
"Final Conflict", "Team Yankee"
ou les jeux de combats aériens. Et pour
répondre à la demande ("Je
voudrais la guerre du Golfe" est la demande
la plus formulée, d'après un responsable
de la Fnac), les jeux Descartes ont sorti au début de
la crise "Gulf Strike", et en janvier
1991 : "Desert Shield". La guerre comme si l'on y était...

La
carte du Golfe - TF1
|

La
carte du Golfe - La Cinq
|
Mais
très vite, les journalistes sont jugés indésirables
sur le sol irakien. Deux jours après
le déclenchement du conflit, les médias
sont expulsés d'Irak. Dès le 18
janvier, l’armée française,
se référant à une ordonnance
de 1944, interdit aux journalistes le périmètre
des combats "pour leur sécurité".
Le SIRPA, le service d’information de
l’armée française se réserve
le contrôle de chaque image. Seule illusion,
le direct téléphonique avec "
l’envoyé spécial "
qui apparaît, à l’écran,
en photo d’identité sur une carte
géographique. La stratégie militaire
est largement privilégiée au dépens
des documents explicatifs ou susceptibles de
mettre en perspective le conflit. Les chaînes
de télévision doivent alors faire preuve d'imagination
pour combler les journaux de 20h et les innombrables
éditions spéciales. Sur les plateaux de télévision du monde entier, la recette est
la même : un présentateur, un spécialiste militaire
qui commente les mouvements de troupes alliée
et ennemie, une carte représentant le Golfe
et quelques images empruntées avec ou sans autorisation
à la seule chaîne autorisée à émettre depuis
Bagdad :
CNN. Les forces alliées ainsi que celles
de Bagdad comprirent rapidement l'impact que
ces images pouvaient avoir. La télévision devient
un instrument de propagande, et même une arme.
D'un côté, l'on montre les images d'un oiseau
de mer englué dans une nappe de pétrole ou celles
de missiles SCUD s'abattant sur Tel-Aviv,
pour justifier les besoins de cette guerre aux
différentes opinions publiques et bien sûr les
images des deux soldats français tués sont censurées.
De l'autre côté, on peut voir des soldats britanniques
capturés, ou des F-117 américains abattus,
malgré leur invisibilité aux radars, et les
images des camps de prisonniers irakiens sont,
elles, bannies. Et en signe de
protestation contre la censure et la manipulation,
les médias occidentaux prennent les opinions
publiques à témoin. Les mentions « Images
contrôlées par l’armée » ou tout
simplement « Censuré » apparaissent
sur toutes les chaînes du monde. La défaite
journalistique écrite en toutes lettres.
La Cinq n’hésite pas à mettre des écrans
noirs de quelques secondes sur les images censurées
dans ses reportages, et les radios elles aussi
dénoncent la censure. Sur France-Inter, un célèbre journaliste américain
explique en direct que « Si
la guerre
du Viêt-Nam a cessé, c'est parce qu'on en a
montré les horreurs. Justement, les militaires
veulent empêcher qu'on voie cela. Ils organisent
donc l'encadrement des journalistes dans le
Golfe". Ce dont sera victime M6, qui rappelle chaque jour à l’antenne
que des soldats saoudiens encadrent son équipe
envoyée dans le Golfe. Quant à la chaîne
américaine NBC, elle est interdite de retransmission
depuis Israël pour avoir enfreind les règles
de la censure militaire israélienne.

Censure
sur
Antenne 2 |

Censure
sur ABC |
Depuis
le début de la guerre du Golfe, les images de
la chaîne CNN monopolisent les écrans de télévision du monde entier.
Elle bat tous les records d'audience aux Etats-Unis.
Et dans le monde. Lors de la première nuit
des bombardements, l'audience de CNN a explosé : près d’un milliard de
téléspectateurs à travers
le monde, l’audience la plus large de
l’histoire pour un événement
non sportif. Ses programmes sont aussi retransmis
en Europe par les réseaux câblés, où elle touche
cinq millions de foyers. En France, en 1991,
cent mille foyers peuvent la capter. Les autres
doivent se contenter des images diffusées par
les chaînes nationales, comme TF1 ou La Cinq, qui ont passé des accords avec CNN. Mais
cette audience augmente rapidement. Venant essentiellement
de diplomates et d'hommes politiques, les demandes
de raccordement ont doublé sur Paris en ces
temps de guerre. Le premier week-end de la guerre, le
standard de Paris TV Câble a explosé : autant de demandes
d'abonnement spontanés en 3 jours qu'en
un mois ! Pour 157 F par mois,
les foyers câblés peuvent recevoir 24 chaînes.
Sur 2,6 millions de logements équipés de raccords,
on ne compte que 458 000 abonnés, soit un taux
de pénétration de 17.5%. Un chiffre dérisoire
comparé aux 90% de la Belgique.
Le
secret imposé par les Américains indispose évidemment
les médias, qui se sentent manipuler. Si le
régime appliqué jusqu'alors n'est pas assoupli,
on risque des dérapages ou des bavures. François
Mitterrand est très attentif à ce problème.
Il est irrité par TF1 qui, selon lui, ne fait pas toujours preuve du sens des
responsabilités. L'interview de quatre soldats
français exprimant leur mécontentement et la
présentation qui en a été faite l'ont indigné.
Les prestations de généraux à la retraite l'agacent
aussi, et c'est pour y faire contre-poids qu'il
a demandé à son chef d'état-major particulier,
l'amiral Jacques Lanxade, de paraître à l'émission
7 sur 7 présentée par Anne Sinclair sur TF1. Dans le Golfe, il y a deux guerres
: la vraie et celle que les organes de presse
relatent comme ils peuvent, faute de moyens.
Hélas ! ce ne sont pas les mêmes.

Flash
spécial sur
Antenne 2 |
Par ailleurs, le CSA (Conseil Supérieur
de l'Audiovisuel) condamne les principales chaînes
de télévision françaises pour leur traitement
de la guerre du Golfe. Ainsi, le CSA explique
à TF1 qu' "en matière d'information, c'est l'exactitude
et non la vraisemblance qui doit être la règle"
et reproche également aux dirigeants de cette
dernière que certains "propos vraisemblables,
et comme tels crédibles et intégrés dans le
système de représentation des téléspectateurs
(...) étaient faux, ou n'ont pas été vérifiés."
La chaîne a également été
condamnée pour avoir diffuser un reportage
dans lequel des soldats français exprimaient
leur mécontentement. Le service public
n'est pas en reste. Sur RFO, Jean-Claude Lefort expliquait au premier jour
de guerre : "300.000 Irakiens auraient
déjà été tués
et un tiers de Bagdad détruit"
selon une information de TF1 qui relayait, dit-il, l'ambassadeur de l'OLP à
Lisbonne. Un dérapage qui n'a pas échappé
à la vigilance du CSA. On reproche également
aux reporters de La Cinq d'avoir filmé un hôtel parisien en
le présentant comme un haut lieu du terrorisme
surveillé par les Renseignements généraux.
Antenne 2, elle, a été condamnée pour "atteinte
à la sécurité militaire"
lorsque Gilles Rabine annonçait en direct
lors du journal de la nuit du 16 janvier, et
avec précipitation, que la guerre allait
commencer. Le CSA reproche à FR3 ses nombreux recours aux directs et ses nombreux micro-trottoirs,
dont ceux du 18 janvier sur les réactions
de la communauté musulmane de Paris.
Des interventions "pro-Saddam" pouvant
susciter des réactions de haine entre
les communautés. "Cette dérive
ne peut qu'être condamnée. Si l'information
télévisée a nécessairement un caractère spectaculaire,
l'actualité étant souvent dramatique, en abuser
est néfaste. La dramatisation excessive et le
schématisme sont des tendances fâcheuses."
La "spectacularisation" de l'information
est une critique contre la télévision
qui revient fréquemment après
le conflit. Un exemple : peu après le
bombardement du bunker d'Amriya où 400
civils irakiens furent tués, une femme
en pleurs hurle en anglais aux journalistes
anglo-saxons : "C'est ça votre
civilisation? Ils ne peuvent même pas
reconnaître leurs êtres chers !
Ils ne vont même pas pouvoir les enterrer."
Les cameramen des chaînes françaises
arrivent sur les lieux peu après. Ils
ont raté cette scène mais peu
importe ! Ils s'approchent de cette femme et
lui demandent de rejouer la scène et
"si c'est possible en français".
Et la femme hurle à nouveau...

La
guerre sur
Antenne 2
|

La
guerre sur CNN |
Instruit par la médiatisation de la guerre du Viêt-Nam et par les conséquences négatives
que celle-ci a eues sur l'opinion publique tant
américaine qu'internationale, l'état-major américain
a soigneusement contrôlé la nature des informations
et des images relayées par les chaînes de télévision
; rétrospectivement, l'ensemble des médias est
apparu comme l'instrument de la propagande du
Pentagone. Par conséquent, d'après certains
sondages, la plupart des Occidentaux n'accordent
que peu de confiance en leurs journalistes.
D'ailleurs, des pacifistes sud-africains ont
défilé à Johannesburg contre
l'emprise de CNN
sur ce conflit.
Reprenant dans un premier temps les discours des militaires
américains sur la précision "chirurgicale"
des frappes aériennes alliées, et mettant en
valeur l'aspect high-tech des armements employés,
les médias ont critiqué dans un second temps
la censure américaine qu'ils avaient eux-mêmes
acceptée. Le traitement médiatique aseptisé
du conflit a ainsi suscité des commentaires
contradictoires des journalistes sur le caractère
"propre" ou non de cette guerre. De
fait, si les militaires accordent désormais
à la médiatisation d'un conflit une importance
toute stratégique, les médias se sont laissés
quelque peu manipuler durant ce conflit, ouvrant
involontairement la porte à une désinformation
certaine.

Flash spécial sur
ABC |

Flash spécial sur
CNN
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CNN, La Cinq et TF1 proposent même après le conflit
la vente en vidéos de leurs images de guerre
!
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