Journal de guerre d'un soldat irakien

paru dans le journal Midi Libre, le jeudi 2 avril 1991

 

Lorsqu'ils ont repris le contrôle des bases désertées par les troupes de Saddam Hussein, les Koweïtiens ont trouvé toute une série de documents abandonnés dans la débâcle. Qu'ils soient sur papier libre, dactylographiés ou manuscrits, ou qu'ils portent le sceau militaire irakien, tous témoignent du mauvais moral des troupes de Bagdad.
De retour du Koweït, Jacques Godefrain, député de l'Aveyron, a rapporté l'un de ces documents, qui est le journal de campagne d'un jeune lieutenant irakien.

 

C'est dans cet abri irakien près d'As Salman qu'a été trouvé ce journal de guerre

 

"- - -" signifie que certains passages du texte ont été supprimés par
l'auteur pour préserver son anonymat.

 

Mardi 15 janvier 1991
Les permissions ont été suspendues aujourd'hui aux officiers et aux
gradés à cause de la fin de la période (octroyée) (NDLR: le mot a été
mis entre parenthèses par l'officier irakien
) par le Conseil de sécurité
à l'Irak pour se retirer du Koweït. Nous y sommes et c'est un droit
historique qui nous a été volé alors que nous ne pouvions rien.
L'armée est en état d'alerte totale pour se préparer contre
l'agression américaine et atlantique attendue contre notre territoire
bien-aimé. Comme je suis inquiet pour mes parents, car je sais ce que
représente pour eux ces conditions.
Mais Dieu est bon !
Nous souhaitons que la guerre n'ait pas lieu, mais si elle a lieu, alors
que les combats soient les bienvenus !

Jeudi 17 janvier 1991
"Dis: il ne nous arrive que ce que Dieu a décidé pour nous".
Dieu a dit la vérité. (Verset du coran). Ce matin, à 2 h 45, j'ai entendu
des bruits d'avions de combat. Quelques secondes plus tard, la garde
est entrée en me disant d'une voix teintée de prudence, de peur et de
consternation: "Mon lieutenant, mon lieutenant, il se peut que ce soit
un largage". Je me suis habillé en vitesse et j'ai su alors que
l'agression américaine et atlantique avait commencé contre notre
territoire et que la guerre avait commencé... C'est la guerre... avec tout
ce que ce mot sous-entend. Après cela, les avions ennemis ont
commencé leur bombardement intensif sur l'aérodrome que nous
devions défendre et qui se trouve à As-Salman, dans la province de
Almatna.
Comme je suis inquiet ! Je suis plutôt très inquiet pour mes parents...
Ils sont seuls là-bas... et je sais combien ils ont peur...
O Dieu ! Protège-les.
O Dieu ! Patience.
O Dieu ! Le salut pour tous.

Vendredi 18 janvier 1991
Le bombardement ennemi se poursuit d'une façon continue et intense.
Les bombardements et les raids n'ont pas cessé toute la nuit d'hier.

Samedi 19 janvier 1991
Les raids aériens ennemis sont peu nombreux aujourd'hui à cause du
mauvais temps, et le tir de missiles de nos forces a commencé pour la
deuxième fois sur Israël. Comme je suis inquiet pour mes parents.

Dimanche 20 janvier 1991
Les bombardements et les raids ennemis ont commencé très tôt
aujourd'hui. En effet, les missiles des avions ont commencé à exploser à
3h30 ce matin. Je suis très inquiet pour mes parents.
O Dieu ! Protège-les,
O Dieu ! Le salut pour tous.

Lundi 21 janvier 1991
Les raids aériens ennemis sont peu nombreux aujourd'hui... Nos
communiqués militaires disent que l'ennemi a bombardé avec ses
avions et ses missiles la plupart des régions et des provinces de l'Irak.
L'inquiétude me tenaille d'une façon permanente.

Mardi 22 janvier 1991
Grâce soit rendue à Dieu...
Grâce lui soit beaucoup rendue... Le jour se lève et les raids n'ont pas
lieu, du moins jusqu'à maintenant...

Les raids intensifs ont recommencé. Dieu ! Protège-nous. Je me suis
rendu au - - - de la - - - brigade au fortin, pour les transporter à un autre
endroit à cause des raids et des bombardements intensifs qui ont eu
lieu sur le fortin. J'y suis allé et j'y ai trouvé quatre bombes... Comme
la situation est difficile ! Car nous passions très près de l'endroit... mais
Dieu protège... Comme le spectacle que j'ai vu est effroyable ! L'un des
soldats (a remué) une de ces bombes et soudain elle a explosé et le
soldat s'est transformé en néant et j'ai vu (deux morceaux) de sa chair
au deuxième étage du fortin... Allah Akbar... Comme ce spectacle n'était
pas beau à voir !
Je suis retourné au Régiment et j'ai trouvé la première section à un
autre endroit. Elle s'était déplacée pour se protéger.

Mercredi 23 janvier 1991
Le temps est sinistre... Le temps passe d'une façon lassante... Nous
guettons... J'ai très peur pour mes frères : - - - est au Koweït, et - - - est à
Fao et proche d'elle. J'ai plus peur pour - - -. Au nom de Dieu le clément,
le Miséricordieux... "Nous avons construit autour d'eux des digues,
derrière eux des digues, nous les avons trompés et eux ne voient rien
"
(verset du coran).
O Dieu ! Protège-nous.
O Dieu ! Le salut.
Les avions sont revenus bombarder. Ils étaient proches et nous les
voyons... et "Si seulement j'avais des ailes".

Jeudi 24 janvier 1991
Les raids ont commencé tôt... Ils ont débuté à 2h30 environ ce jour et
se sont poursuivis d'une façon intensive, sans interruption... J'ai entendu
des nouvelles disant qu'un bombardement intensif a eu lieu sur
Bassorah... Dieu est venu en aide à mes parents... Comme je suis inquiet
pour eux... Comme j'ai envie de les voir et m'enquérir de leur
situation ! Dieu est bienfaisant.
Où sont-ils à présent?!
Dieu seul le sait. Ahhhhhhhhh!

Vendredi 25 Janvier 1991
Les raids ont cessé aujourd'hui, et ce jusqu'après le coucher du soleil,
puis ils ont recommencé... Les permissions sont de nouveau autorisées
après avoir été suspendues... mais je ne pourrai pas en bénéficier car
elles sont octroyées à raison de 5%... l'important est qu'il y en ait à
nouveau.
J'ai envoyé une lettre à mes parents... et à cause de ma très grande
inquiétude, j'ai oublié de demander des nouvelles de mes enfants, de
- - - et de - - - et de leur sœur, mais j'ai envoyé le salut à tous... Je demande à
Dieu de tous les protéger.

Samedi 26 janvier1991
Les attaques aériennes ennemies se poursuivent et je suis très inquiet,
dépressif et je m'ennuie. Je pense à mes enfants.

Dimanche 27 janvier 1991
Les attaques aériennes ont commencé ce matin. J'ai appris ce jour
avant midi que j'ai été promu au grade de lieutenant et que la décision
est arrivée à la Brigade après un retard de - - - semaines. J'ai reçu cet
après-midi la lettre que j'avais envoyée à mes parents. Elle m'a été
retournée car le soldat qui devait la poster n'est pas parti en
permission. J'ai été très affecté par ce contretemps. Mon esprit et
mon cœur sont chez mes parents, seul mon corps se trouve à l'armée.
J'ai grand besoin de voir mes parents. J'ai rêvé, hier, et ce rêve ne
présage rien de bon...

Lundi 28 janvier 1991
Les raids aériens ennemis se poursuivent et je me trouve dans un
(abri). Son toit n'est constitué que d'une toile de tente. Mon Dieu,
protège nous tous. Après le coucher du soleil, un troupeau de moutons
s'est approché de nous. Il semble que le propriétaire de ce troupeau
ait été tué au cours des raids aériens. L'ennemi a lancé des attaques
aériennes avec ses avions modernes sur un berger... Il semble que
l'ennemi ait pris ces moutons pour des moutons nucléaires ou
chimiques, ou des moutons de pétrole. Honte sur eux !

Mardi 29 janvier 1991
Ce soir, après une série d'attaques aériennes ennemies, et après avoir
observé l'opération d'approvisionnement en carburant des avions,
effectuée par l'ennemi au-dessus de notre territoire, j'ai décidé d'aller
à la - - - compagnie, au - - - bataillon de chars qui appartient à la brigade
blindée. Je me suis couché sans manger. Je n'avais à manger qu'un
peu de semoule et du thé.

Mercredi 30 janvier 1991
Les attaques aériennes ont commencé ce jour d'une façon intensive et
je suis toujours vivant ! La mort peut arriver à tout instant. J'ai plus
peur pour mes parents que de mourir. Les attaques aériennes ne sont
pas étranges pour moi... mais je suis très inquiet.

Jeudi 31 janvier 1991
Les attaques se poursuivent. Un seul officier est parti en permission.
Il s'agit de - - -. Il était convenu que je parte en permission si la guerre
se déclenche entre l'Irak d'un côté et les 29 pays de l'autre côté. Ce n'est
absolument pas juste.

Samedi 2 février 1991
J'ai été réveillé ce matin par le bruit d'une attaque aérienne ennemie.
J'ai couru et je me suis abrité dans la tranchée proche de là. J'ai pris
mon petit-déjeuner, et après cela, il s'est passé quelque chose qu'on ne
peut décrire.
Deux avions ennemis se sont dirigés vers nous et se sont mis à tour de
rôle à nous tirer dessus avec des missiles, des canons mitrailleurs et des
douchkas... La mort m'a frôlé. Elle n'était pas à plus d'un mètre de moi.
Les missiles, les canons mitrailleurs et les douchkas n'arrêtaient pas.
Un des douchkas a même atteint notre abri et a réussi à le percer. Les
éclats ont réussi a pénétrer à l'intérieur, et nous répétions "Allah, Allah,
Allah".
Un char a brûlé et trois autres chars appartenant à la 3ème compagnie
avec laquelle nous étions, ont été détruits. Ces instants ont été très
difficiles. Le temps passait et nous attendions la mort. Le dépôt de
munitions appartenant au 68ème bataillon de chars a explosé. Un des
obus du canon mitrailleur est tombé sur une des positions des soldats,
mais, grâce à Dieu, cette position était vide. Les soldats étaient dans
un autre endroit. L'attaque a duré environ 15 minutes mais elle m'a
semblé durer une éternité. Je lisais les sourates du coran. Comme il est
difficile de trouver la mort des mains d'une personne que tu ne
connais pas, que tu n'as pas vue et que tu ne peux pas affronter. Il est
dans le ciel et toi tu es sur terre. Quant à notre résistance sur terre,
comme elle est magnifique. Après le raid aérien, j'ai beaucoup rendu
grâce à Dieu, et je me suis rendu auprès des soldats pour m'enquérir
d'eux un par un, et au cours de cela une autre attaque aérienne s'est
encore déclenchée.
Le 02/02 à 20h.

Dimanche 3 février 1991
Les attaques aériennes sont peu nombreuses ce jour-ci. Le mal dont j'ai
souffert tout le long de ces six mois est revenu. Je suis triste. Je n'ai
mangé durant les cinq derniers jours qu'un peu de dattes et des
lentilles cuites à l'eau... Qu'avons-nous fait à Dieu pour endurer cela?
Je n'ai pas de nouvelles de mes parents. Comment avoir de leurs
nouvelles puisque je ne sais rien de moi-même.
Qu'est-ce qu'il va m'arriver ?
Qu'est-ce qu'il leur est arrivé ?
Je ne sais pas... Je ne sais pas ! Dieu, protége-les. Comme mes enfants
me manquent ! Je sais que - - - ( prénom de femme) a très, très
peur. Qu'est-ce qu'il lui est arrivé alors qu'elle entendait le bruit des
avions, des missiles ? Je ne sais pas.
Signé: - - - 03/02/1991 à 21h.

Pendant que j'écrivais ces lignes, une autre attaque aérienne a eu lieu.

Lundi 4 février 1991
Les raids sont peu nombreux aujourd'hui. Je suis resté seul dans l'abri.
Soucis des bombardements... soucis de la faim... soucis de l'eau...

Mardi 5 février 1991
Je me suis réveillé ce matin au bruit des attaques aériennes ennemies.
J'ai mis mes habits militaires rapidement et j'ai couru vers la
tranchée. J'avais le casque sur la tête. Grâce à Dieu, le raid s'est
bien terminé.
L'après-midi, je suis parti me laver à l'intérieur d'un véhicule blindé de
transport de troupes. Je me suis lavé rapidement car d'habitude, ces
véhicules sont la cible des avions.

Mercredi 6 février 1991
Rebelotte ! Je me suis réveillé au bruit des attaques aériennes. Je
me suis habillé rapidement, j'ai mis mon casque. Après cela, j'ai
pris mon petit-déjeuner. Puis il y eut une attaque aérienne. J'ai couru
à la tranchée. Elle était petite mais elle nous a contenu tous les trois.
Moi, le lieutenant chef de la 2ème Section de la 3ème compagnie du
Bataillon de chars et un agent de transmissions. Les avions ont beaucoup
bombardé avant de retourner en Arabie Saoudite. Nous étions
recouverts de terre. Nous avons été enterrés vivants. Dieu est bon.

Jeudi 7 février 1991
Les raids sont peu nombreux sur nous. J'ai une pensée pour mes
parents. Ma maladie s'aggrave et je ressens la fatigue. Les avions
vont et viennent. Et l'abri rassemble plus d'un être cher.

Vendredi 8 février 1991
Les raids sont peu nombreux aujourd'hui. Vers 20h, alors que je
discutais avec un garde, un avion est passé au dessus de nos têtes,
très, très près.

Samedi 9 février 1991
Je me suis réveillé ainsi que le lieutenant - - -, chef de la 1ère section de
ma 3ème compagnie de chars avec lequel j'étais dans l'abri, au
bruit des avions qui procédaient à une attaque aérienne. Nous nous
sommes rendus à la tranchée à alvéoles. Les avions sont repartis sans
nous tirer dessus. Les raids ont commencé et, avec eux, mon entrée au
tombeau a commencé.

Lundi 11 février 1991
Les avions ennemis sont revenus et ont bombardé de façon
intensive. Nous nous sommes rendus aux tranchées ou plutôt aux
tombes. J'ai été très affecté quand j'ai appris que l'on appelait sous les
drapeaux les gens qui sont nés en 1973. Cela veut dire que mon frère
- - - devra faire son service militaire. Il est pauvre. Il ne peut pas ! (il
ne saurait se débrouiller... ) Il va se ridiculiser ! Il pose trop de
conditions pour manger ! Où est-ce qu'il va trouver tout ça à l'armée?
Et surtout cette armée-ci ! Comme je souhaite être avec lui pour le
conseiller.

Mardi 12 février 1991
Je me trouve ici depuis plus de 35 jours à cause de la suppression des
permissions. Je m'ennuie et je suis triste. Ce matin, j'ai appris la
condamnation à mort de 26 soldats de notre Division pour avoir
déserté le front. Ils ont été appréhendés près de Samawa et ils ont été
exécutés dans le PC de la Division. Deux d'entre eux étaient du 68ème
Bataillon de chars avec lequel nous étions. Ils n'ont pas eu de chance.
Comme leur honte est grande. Dieu est bon. Dieu protège.

Jeudi 14 février 1991
Je me suis réveillé à 8h ce matin, et j'ai fait ma prière. Je n'ai pas pu
faire mes ablutions avant la prière avec de l'eau mais avec du sable
qui m'est tombé dessus et m'a recouvert de la tête aux pieds à cause
d'une attaque aérienne ennemie qui n'a pas arrêté depuis hier minuit.
Les avions bombardaient nos positions avec des missiles, ainsi que les
chars qui étaient avec nous, croyant qu'ils étaient des bases de lancement
pour missiles. La fumée et la poussière se sont élevées dans le ciel et se
sont mélangées à I'odeur de la poudre. Personne parmi nous ne
croyait pouvoir sortir de ce bombardement sain et sauf. Mais grâce
soit rendue à Dieu. J'étais debout car je n'ai pu entrer dans la tranchée
à cause de ma maladie. Mais grâce à Dieu, je n'ai pas été touché.

Vendredi 15 février 1991
Je suis allé à l'université de médecine de campagne - - - car j'étais très
malade. J'ai appris la décision de l'Irak de se retirer du Koweït.

Samedi 16 février 1991
Je ressens une grande fatigue au point que je n'arrive pas à respirer et
je crois que je vais m'évanouir à tout instant à cause de ma maladie.
La seule chose qu'on peut trouver partout dans ce monde est l'air et
pourtant je n'arrive pas à le respirer. Je ne peux ni respirer, ni
manger, ni boire, ni parler. Cela fait 39 jours que je suis ici et je ne
suis toujours pas parti en permission. Les avions sont venus
bombarder le PC du Bataillon. La plupart des positions ont été
détruites et trois soldats sont morts. Quand les avions venaient nous
bombarder, je restais debout parce que je ne peux pas entrer dans la
tranchée.

Dimanche 17 février 1991
La maladie s'aggrave. Mon souffle est coupé. Je souffre. J'ai
commencé à prendre un médicament et je ne sais pas quelle maladie il
soigne, mais l'important est que je prenne un médicament car je sais
que ce médicament ne peut me faire plus de mal que je n'endure. Et les
raids aériens ont encore repris...

Ainsi s'achève le journal de ce soldat.

 

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En vidéo


Opération Tempête du Désert : La guerre aérienne (52 minutes)
Philippe BUFFON


Guerre du Golfe : Autopsie d'un conflit
LCJ Productions


Les dessous de la guerre du Golfe (59 minutes)
Audrey BROHY - Gérard UNGERMAN

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