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Les Kurdes d'Irak
Pour comprendre les craintes, justifiées, des
Alliés concernant des attaques chimiques, biologiques ou
bactériologiques lancées par les Irakiens, il faut
remonter à 1988. Cette année-là, Saddam Hussein est
devenu le premier chef d'Etat au monde à employer des
armes chimiques contre des populations civiles : les
Kurdes d'Irak.
Et peu après la
guerre du Golfe, les Kurdes d'Irak se révolteront contre
le régime de Bagdad, épuisé par sa guerre perdue face
à l'Occident. Mais le potentiel militaire irakien
n'étant pas totalement détruit, la répression contre
le peuple kurde sera violente. Après quelques semaines
de massacres et d'exode, l'ONU interviendra en mai 1991
pour protéger les Kurdes de la vengeance de Saddam
Hussein...
CHRONOLOGIE
KURDE
1921:
Création de l'Irak, Etat artificiel unissant des
Musulmans chiites au sud et des Kurdes au nord.
1962-1975 : Les Kurdes se
révoltent et libèrent un territoire kurde dans
le nord de l'Irak.
1980 : début de la guerre
opposant l'Irak de Saddam Hussein et l'Iran de
l'ayatollah Khomeyni. Les Kurdes, qui souhaitent
la défaite de l'Irak, soutiennent l'Iran.
1988 : bombardements chimiques
en kurdistan, où l'on dénombrera des milliers
de morts. Les Kurdes fuient leurs villages
détruits par les Irakiens, pour être regroupés
par la suite dans d'autres villages, surveillés
par les troupes irakiennes.
1990-1991 : La crise, puis la
guerre du Golfe.
En février 1991, la coalition
internationale chasse les Irakiens du Koweït,
En mars 1991, les Kurdes se
soulèvent contre l'Irak très affaibli par sa
défaite face aux Alliés. Puis ils retournent
dans leurs villages d'origine, au nord de l'Irak.
En avril 1991, l'armée
irakienne se retourne contre la population kurde,
les forçant à fuir vers la Turquie et l'Iran.
En mai 1991, la communauté
internationale, indignée, protège les Kurdes,
qui reviennent à nouveau dans le nord de l'Irak.
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QUI
SONT LES KURDES ?
Les Kurdes sont une
minorité ethnique d'environ 25 millions de
personnes qui vivent depuis des siècles dans une
région montagneuse du Moyen-Orient: le Kurdistan
(qui est une expression géographique, et non un
pays). Les Kurdes ne sont pas arabes mais
musulmans d'origine aryenne; ils parlent donc
leur propre langue. Le Kurdistan est partagé
entre 4 Etats : Irak, Iran, Syrie et Turquie. Les
combattants pour l'indépendance kurde sont
appelés Pershmegas, "ceux qui font
face à la mort".
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C'est
au mois d'août 1991 que la photographe Chris Kutshera
est retournée au Kurdistan. Cela faisait 15 ans que les
Irakiens avaient fermé les frontières. Mais, après la
guerre du Golfe, le Kurdistan est devenu une zone
protégée par les Nations Unies pour empêcher de
nouvelles agressions irakiennes contre les Kurdes. Elle
raconte :
"Nous nous
sommes dirigés, mon interprète et moi, vers la ville de
Kaladiza, en roulant à travers une campagne déserte. Je
pensais aux petits villages d'autrefois qui étaient des
merveilles avec leurs maisons en pisé aux toits plats,
des gens qui faisaient du miel, du tabac... Et
maintenant, il n'y avait plus rien. De temps en temps,
nous voyions des champs cultivés ou un petit cimetière.
Sinon, aucun signe de vie, des ruines...
Avant d'arriver à Kaladiza, il y a une
espèce de tertre qui domine la ville. Nous nous sommes
arrêtés et j'y suis montée. A ce moment, j'ai vu un
spectacle hallucinant. Devant moi, s'étalait sur des
kilomètres une ville où pas une seule habitation
n'était debout. C'était comme un château de cartes
effondré, comme après un tremblement de terre. La seule
chose vivante, c'était les arbres. Les arbres qui
n'avaient pas été dynamités par l'armée irakienne. Je
voyais aussi les axes des rues, car les Kurdes avaient eu
le temps en quelques mois de les nettoyer. Mais, de
chaque côté de ces rues propres, il n'y avait que des
amoncellements de ruines.
Au début, j'ai eu l'impression qu'il n'y
avait personne. Et puis j'ai commencé à entendre les
bruits d'une ville normale, des gosses qui crient, des
tracteurs. Alors, petit à petit, j'ai vu des gens qui
marchaient au milieu de ces ruines. Je suis descendue du
tertre et nous sommes entrés dans la ville. Là, je me
suis rendue compte que sous ces ruines, sous ces plaques
effondrées de béton, des gens vivaient...
Avec mon interprète, nous avons commencé
par nous adresser à des passants dans la rue :"Que
faîtes-vous ici? Pourquoi vivez-vous dans ces ruines?"
"On est rentré chez
nous, et chez nous c'est ici"
nous ont-ils répondu. J'ai vu une vieille femme qui
fouillait dans une ruine: "C'était
ma maison. Je cherche ce qui peut en rester, un objet,
quelques chose. Je suis chez moi."
D'autres ont même trouvé la force de
plaisanter. Ainsi cette femme, dans une autre ruine, qui
m'a dit :"Regardez. Ca,
c'était mon salon avant, et ça, c'était ma cuisine. La
chambre était au premier étage ; et bien, elle est au
rez-de-chaussée maintenant !"pour
détruire une maison, les Irakiens mettaient de la
dynamite aux 4 coins. Avec l'explosion, le toit
s'effondrait. Ils ont détruit de cette façon 4 500
villages au Kurdistan entre 1978 et 1991.
Représentez-vous la destruction de Kaladiza : c'est
comme si en France, on avait anéanti la ville de
Blois...
"J'ai
poursuivi mon voyage à travers le Kurdistan avec mon
interprète, par la visite d'Halabja. Cette ville fut, en
1988, victime des bombardements chimiques ordonnés par
Saddam Hussein pour punir les Kurdes de leur soutien à
l'Iran pendant la guerre Iran-Irak. A nouveau, j'ai
découvert une ville presque entièrement et
systématiquement détruite, maison après maison. La
personne qui devait nous héberger n'étant pas là, on
nous a simplement dit :"Osman va
vous recevoir."
Nous avons rencontré cet Osman dans la
petite cour d'une des rares maisons intactes. C'est un
homme courtois, moustachu aux yeux sombres et
mélancoliques. Et là, nous avons été pris en main de
la façon la plus naturelle. Après nous avoir offert du
thé, Osman nous a emmené chez son frère, Ismaël. Ces
gens n'avaient rien. Et pourtant ils ont préparé pour
nous un repas délicieux avec de la viande, du riz, des
tomates, des concombres... Nous avons dormi toute la
famille sur le toit de la maison d'Ismaël, sur des
matelas, à la belle étoile. D'emblée, nous avons
partagé leur vie.
Le lendemain matin, je me suis réveillée
plus tôt et j'ai vu Osman, debout sur le bord du toit,
dominant un tas de ruines. Il avait l'air de regarder
dans le vague. Je me suis approchée :"Qu'est-ce
que vous regardez?"
"Ma maison,
répond-il. Tous les matins je
me lève, et je vais voir ma maison."
et c'est comme ça qu'Osman et sa famille m'ont fait
comprendre, petit à petit, au jour le jour, le courage
extraordinaire des Kurdes. Je suis retournée plusieurs
fois au Kurdistan pour le voir, depuis ce mois d'août
1991, mais ce jour-là il m'a promenée à travers la
ville pour me montrer les traces du martyre de son
peuple.
"Là,
dit-il en indiquant une marche, le
jour du bombardement chimique, le 17 mars 1988, 2 membres
de ma famille sont morts : mon cousin Omar et son fils
nouveau-né. Il courait avec l'enfant dans les bras, à
la recherche d'un abri. Ils sont tombés là."
Plus loin, sur un mur, il me montre une
liste de noms : les gens tués par les gaz. "Tous
mes voisins sont morts. J'ai perdu 52 membres de ma
famille... J'y ai échappé par miracle. Deux jours
auparavant, j'avais emmené une partie de ma famille à
Soulemania, une ville à 80 km d'ici. Nous fuyions les
bombardements "normaux"..."
J'ai demandé à Osman s'il avait
l'intention de rester à Halabja malgré cette
destruction, malgré le risque de nouvelles attaques
irakiennes en cas de départ des forces de l'ONU. "Je
n'en partirai jamais,
m'a-t-il répondu. Jamais !"
Un an plus tard,
j'ai retrouvé Osman à Halabja. L'école a repris dans
un bâtiment délabré. Les enfants ont des livres. Sur
le marché, il y a des légumes, des fruits, de la viande
d'agneau. Des élections libres ont eu lieu dans une
grande partie du Kurdistan. Des élections libres qui
montrent que les Kurdes veulent leur autonomie. Les
gardes des Nations Unies sont toujours sur place dans
leurs uniformes bleu clair. Les avions des forces
alliées survolent les montagnes du territoire kurde.
Un vent d'optimisme semble souffler sur le
pays. Et Osman continue de dire :"Je
ne bougerai plus de ma ville."
Source: Propos
recueillis par Leigh Sauerwein,
publiés dans le mensuel Je bouquine de février
1993
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