extrait
de Si la gauche savait, Entretiens avec
Georges-Marc Benamou,
de Michel Rocard, Editions Robert Laffont,
2005.
Georges-Marc
Benamou
: Pendant
la guerre du Golfe, vous avez l'air d'être
un Premier ministre court-circuité
en permanence.
Michel Rocard
: Pas
seulement l'air... N'oublions pas que le président
de la République est chef des armées.
La situation le remettait au premier rang.
Ce n'est peut-être pas très beau
à dire, mais, quand Saddam Hussein
a envahi le Koweït, dans mon équipe,
on a dû penser : "Ouf !" C'était
un sursis. J'étais invidable, durant
la guerre... Dès que le Koweït
a été occupé, Mitterrand
a mis en place une procédure assez
étonnante de réunion quotidienne.
A 18h30, tous les soirs, les 5 ou 6 ministres
compétents - moi-même, les Affaires
étrangères, l'Intérieur,
les DOM-TOM, les Finances et naturellement
la Défense -, les généraux
commandants d'arme, le général
commandant en chef des armées et les
2 chefs de cabinet militaires se réunissaient.
On était là dans le pur symbolique,
mais dans le symbolique qui ne sert à
rien, sinon à faire perdre son
temps à tout le monde. Ces rendez-vous
quotidiens étaient terriblement agaçants.
Le président de la République
y était très souvent en retard.
On avait droit aux admonestations de Chevènement.
Les militaires lisaient leurs rapports. La
hiérarchie militaire recevait ses ordres
du cabinet du président de la République,
donc de l'amiral Lanxade. Celui-ci, chef de
l'état-major particulier du président
de la République, téléguidait
le dispositif militaire. Du coup - c'est vrai
-, j'étais un peu hargneux. Je ne traitais
pas directement avec le président ;
nous ne nous concertions pas. Le grotesque,
et aussi l'encombrant de la situation, était
d'une visibilité absolument totale...
Quant
à Chevènement, son comportement
aberrant faisait de la France la risée
des Alliés. Il avait été
un enfant chéri de Mitterrand, un de
ceux dont il s'est servi pour me casser les
reins ; dans l'alliance post-Metz, c'est Chevènement
qui va monter le coup pour se débarrasser
de moi. Or il se trouve qu'il était,
pour des raisons de laïcité et
de tiers-monde, un farouche défenseur
de Saddam Hussein, et donc je pensais qu'il
était de mauvaise gestion de garder
un ministre pareil. Pour rien au monde je
ne l'aurais dit de cette façon, mais
je l'ai fait comprendre à nos généraux...
Quand le président et Chevènement
n'étaient pas là, ils n'hésitaient
pas à s'indigner : "Pourquoi vous
nous maintenez cette situation impossible?"
etc. Un beau jour, Mitterrand a trouvé
que ça suffisait, trop tard. Chevènement
aurait dû démissionner trois
semaines plus tôt.