|
Les grandes surfaces prises d'assaut
Peu
après l'invasion du Koweït par les forces irakiennes, l'ambassadeur d'Irak en
Grèce avait affirmé, au cours d'une conférence de presse, que son pays
utiliserait des armes chimiques en cas d'attaque : "Nous avons en
notre possession des armes chimiques très puissantes et nous les utiliserons
si l'on nous attaque." De ce fait, les médias du monde entier ont
présenté la guerre du Golfe comme un conflit généralisé, où le terrorisme,
les pénuries d'essence ou d'aliments de base et les attaques nucléaires,
bactériologiques ou chimiques allaient être inévitables.
Les Français, qui ont connu les pénuries et les tickets de
rationnement pendant plus de 6 ans, suite à l'occupation allemande de leur
pays de 1940 à 1945, prennent peur, et s'imaginent vivre la Troisième Guerre
Mondiale. De ce fait, dès la fin du mois de décembre 1990, les Français
stockent certaines denrées, qui avaient disparues des étalages dans les
années 1940 : le sucre, l'huile et les pâtes, qui sont désormais pratiquement
introuvables en rayons en ce début d’année 1991...
Les chiffres datent de la première quinzaine
de janvier 1991
Les
autorités françaises
« Il n’y a
aucun risque de pénurie alimentaire ou de rupture d’approvisionnement à
craindre en France. Il n’y a donc pas lieu de constituer des stocks
personnels de produits ». Véronique Neiertz, secrétaire chargée de
la Consommation, a beau essayer de rappeler les Français à la raison, le raz
de marée sur les produits de première nécessité se poursuit. Selon les
principales enseignes, on fait plus de provisions dans le Midi que dans le
Nord de la France.
Les pénuries
Le magasin Auchan de Nice, par exemple, a été littéralement
dévalisé, tandis que les hypermarchés situés dans la moitié nord du pays
connaissaient une fréquentation à peine supérieure à la moyenne. La société Casino confirme le phénomène et tente une explication :
« Les régions du Sud ont une population plus âgée. Or ce sont
précisément les personnes d’un certain âge, ayant connu les privations de la
dernière guerre mondiale, qui font des stocks. Dans le Midi, les populations
immigrées d’Afrique du Nord, se sentant probablement menacées, remplissent
les Caddies plus que de coutume. » En moyenne, les ventes des
produits de grande consommation ont augmenté de 10 à 15 % chez Auchan,
de 20 à 30 % chez Ed, de 30 % chez Euromarché, de 65 % chez Continent. Au hit parade des produits pris d’assaut :
le sucre, l’huile, la farine, les pâtes.
Ainsi, dans un magasin Ed du XIIème arrondissement de Paris, les
clients ont acheté en moyenne 6 boîtes de conserve au lieu d’une seule
habituellement, et 15 paquets de riz à la place des 4 traditionnels. La liste
des denrées les plus convoitées est d’autant plus surprenante que tous ces
produits sont fabriqués à partir de matières premières de France, d’Europe ou
de coins du globe très indirectement
concernés par la guerre du Golfe.
Selon un spécialiste, il faudrait que les transports soient bloqués
plusieurs mois pour que nous venions à manquer. « Dans le cas du
sucre, la panique ne rime vraiment à rien dans la mesure où nous savons
maintenant fabriquer des produits de substitution – comme l’Aspartam –
entièrement en laboratoire » explique-t-on chez Casino.
De nouvelles catégories de produits commencent à attirer les clients
affolés : les surgelés. « L’augmentation des ventes de produits
frais et, notamment de surgelés, tourne autour de 40 % contre 65 % à
l’épicerie » s’étonne un responsable des magasins Continent. Tout se passe comme si les français
remplissaient leurs congélateurs dans la perspective de difficultés
d’approvisionnement ou de hausse des prix due aux événements du Golfe. Mais
la moindre coupure d’électricité, provoquée ou non par la situation,
endommagerait toutes leurs provisions…
Toujours selon Continent, les Français se mettent à stocker également les
carburants : le 15 janvier 1991, la distribution d’essence à grimpé de
40 %. On a même vu des automobilistes remplir des bouteilles de plastique. Un
comportement extrêmement dangereux, que la société a rapidement interdit.
La
"fièvre acheteuse"
Traditionnellement, le mois de
janvier est un mois creux pour les commerçants. Normal, les lendemains de
fêtes et les impôts ralentissent considérablement la consommation. Mais en ce
début d'année 1991, crise du Golfe oblige, certaines denrées alimentaires de
base se vendent comme des petits pains.
« C'est dingue, je
n'avais jamais vu ça, explique Robert Le Brun, responsable des relations
avec la clientèle du Monoprix du boulevard Haussmann, à Paris. Samedi matin,
le rayon des eaux minérales a été littéralement dévalisé. Peu importait la
marque. Les clients se sont rués sur Evian, Vittel ou Badoit,
délaissant au besoin leur eau habituelle. »
Une fidèle cliente du magasin
confirme : « Vers 10h30, les rayons étaient pratiquement vides.
Heureusement, il n'a pas fallu attendre longtemps pour qu'ils soient à
nouveau approvisionnés. » Robert Le Brun n'est pas inquiet et ne
prévoit aucune mesure particulière pour faire face à l'accroissement des
demandes. « Même en cas de conflit, nous ne changerons rien à nos
commandes, précise-t-il, dans la mesure où nos produits sont fabriqués
en France. De toute façon, il nous serait matériellement impossible de
stocker davantage de marchandises. »
Comme
pour justifier leur "fièvre acheteuse", les clients
"assoiffés" expliquent, sérieusement, qu'ils craignent un
empoisonnement de l'eau de Paris par des terroristes irakiens. Mais le lait,
les pâtes, la farine, l'huile, les conserves et surtout le sucre
courraient-ils le même danger? En tout cas, les caissières des grandes
surfaces voient, dès le samedi 12 janvier, défiler des Caddies entiers
chargés de produits de première nécessité. Bien au-delà des courses
hebdomadaires traditionnelles. "Les gens n'hésitent pas à emporter
jusqu'à 60 packs de lait!" note un vendeur d'un hypermarché du XVème
arrondissement de Paris.
Les fourmis, essentiellement les
personnes âgées qui ont connu l'Occupation, donnent aux jeunes cigales des
conseils de prudence. "Je n'aurais pas pensé toute seule à faire des
provisions, explique une jeune femme en poussant un chariot plein à ras
bord, si ma mère ne me l'avait pas soufflé. Pour le moment, je n'achète
pas grand chose : 5 paquets de pâtes, 3 de vermicelles, autant de riz et de
farine." Sans oublier quelques petits pots pour bébé, des litres
d'huile et des pains de Végétaline, parce que "ça se conserve
plus longtemps".
La "razzia" concerne
essentiellement les grands magasins (les boutiques de quartier étant
épargnées), l'alimentation et les produits d'entretien. Aucun vent de panique
ne souffle sur les vêtements ou les autres rayons. A l'étage de la literie
des Galeries Lafayette, par exemple, on "ne remarque aucun changement par rapport
aux mois de janvier précédents".
Pourtant,
la pénurie alimentaire ne peut avoir lieu puisque les ruptures de stock ne
gardent qu’un caractère temporaire, car la plupart des grandes surfaces
avaient légèrement anticipé la demande. Toutes se veulent rassurantes :
elles comptent sur la limitation des moyens financiers et des capacités de
stockage des consommateurs. En effet, ni les budgets ni les appartements, en
particulier à Paris, ne sont extensibles à l’infini. Les consommateurs n’ont
aucun intérêt à ces comportements excessifs, car les professionnels
pourraient bien en profiter de manière intempestive. Pour cela, Véronique
Neiertz conseille à tous les consommateurs de consulter le Minitel 36-14 code
Consom.
Autres
signes du malaise ambiant
Mais la crainte suscitée
par les derniers épisodes de la crise du Golfe ne s'exprime pas uniquement à
travers les achats démesurés. Pour sa promotion sur le miel, Monoprix
avait disposé un mannequin
déguisé en apiculteur (visage masqué, gants, outils étranges...) à l'entrée
du magasin. Gênés par la ressemblance de la tenue d'apiculteur avec les
combinaisons distribuées en cas de guerre chimique, des clients ont gentiment
réclamé qu'il soit retiré. L'inquiétante silhouette a été mise de côté.
L’augmentation des ventes d’armes à feu provoque également l’inquiétude des
autorités. Ainsi, les villes de Nice, Grasse, les départements de l'Hérault
et du Vaucluse font face à un raz-de-marée sur les ventes d’armes à feu. Les responsables
des magasins Auchan et Euromarché d'Avignon ont, de leur propre
initiative, fermé momentanément leur rayon d'armurerie. Pour stopper
l'hémorragie, le ministère de l'Intérieur a envoyé en catastrophe aux préfets
une circulaire interdisant le renouvellement ou la délivrance de ports
d'armes de première et quatrième catégories (tir sportif et défense).
Autre symptôme d'inquiétude : en
une seule journée, un cabinet de voyance parisien a recensé plusieurs
demandes concernant l'évolution de la crise du Golfe. "Une femme de
militaire et un homme d'affaires travaillant dans l'or m'ont notamment
consulté sur la suite des événements dans le Golfe Persique"
confesse un extralucide. Sans pour autant préciser quelle réponse il leur a
apportée...
|